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Une Amérique vraiment latine : pour une lecture « dumézilienne » de l'Inca Garcilaso de la Vega

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Claire
Affiliation:
Université de Toulouse-Le Mirail
Claire Pailler
Affiliation:
Université de Toulouse-Le Mirail

Extract

On commence à mesurer l'ampleur et les effets de la révolution dumézilienne dans la lecture des textes, des mythes et des structures des sociétés anciennes. La richesse de cet apport n'est certes pas épuisée depuis la disparition du créateur de la mythologie comparée. Mais dans le même temps se sont multipliées les dénonciations justifiées d'excès en tout genre commis par des épigones plus ou moins légitimes (cf. par exemple B. Sergent, dans Annales ESC, 1990, n° 4, p. 941-949). Dumézil a lui-même vigoureusement refusé toute caution aux généralisations philosophantes comme aux intempérances méthodologiques ou, pire encore, aux récupérations politiques.

Summary

Summary

A reading, both historical and literary, of the Royal Commentaries of the Inca Garcilaso de la Vega, historian of Peruvian origins, reveals that this author presented, like Livy did for the first Kings of Rome, a structured vision of early Inca history, and this despite the fact that his sources were no more credible that those of the Roman historian. For this mestizo, son of a conquistador, the Incas who were his ancestor brought civilization to Peru, clearing a path for christianization. Impregnated like the age in which he lived, with the classical heritage, and no less eager than Livy to magnify the object of his study, it appears likely that the Inca Garcilaso borrowed, from his readings, an expository scheme whose Indo-European origin has been recognized by G. Dumézil. The authors present the evidence for such an interpretation, and attempt to determine its significance.

Type
Sociétés Pluriculturelles
Copyright
Copyright © Copyright © École des hautes études en sciences sociales Paris 1992

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References

1. Le texte des Commentaires Royaux (dorénavant mentionnés C.R.) est cité dans la traduction de L.F. Durand, Paris, éd. FM/La Découverte, 1982. Les auteurs anciens (Tite-Live, Plutarque, etc.) sont cités dans la traduction de la Collection des Universités de France (éd. Budé).

2. Historia, Creacion y Profecia en los textos del Inca Garcilaso de la Vega, Madrid, 1982, 205 p. Texte cité p. 98 et 120

3. On en aurait une preuve dans la légèreté avec laquelle est traité l'épisode de la rencontre de Cléopâtre et Marc Antoine au bord du fleuve Cynde, dans La Florida del Inca, Lib. III, chap. 11. Miro Quesada, dans son « Prôlogo » (Cf. n. 4), tout en rappelant que Riva Aguero voit l'origine de cette référence dans Antonio de Guevara, envisage, sans s'expliquer, de l'attribuer (« podria corresponder ») à Suétone. Bien plus, Durand, JoséIntroduccion » a Historia General del Peru, Lima, 1962, p. 33 Google Scholar) tranche doctement: «El maestro a quien alude es, a todas luces, Suetonio». Pourquoi Suétone? il suffit de le consulter pour constater que cet épisode n'y figure pas. En revanche, l'origine première pourrait bien être le livre, si répandu dans l'Europe de la Renaissance, des Vies Parallèles de Plutarque, dont Garcilaso possédait, lui aussi, un et même plusieurs exemplaires. Cette péripétie figure en effet dans la « Vie d'Antoine », chap. 26 à 28. Autre preuve de légèreté est la confusion dans laquelle tombe le même Miro Quesada (ibid. et à nouveau dans El Inca Garcilaso y otros estudios garcilacistas, Madrid, 1971, pp. 156-157), qui confond Horatius (Coclès) défendant le pont sur le Tibre («el famoso Horacio en la puente», dit Garcilaso) et… le combat des Horaces et des Curiaces, ainsi que le centurion Scaeva (” el valiente centurion Sceva en Dirachio » ; César. De bello civili, III, 53, 4) avec… Mucius Scaevola !

4. La Florida del Inca, Mexico, 1956, « Prôlogo » p. XXXI. C'est nous qui soulignons.

5. Op. cit., p. 126.

6. Cf. Durand, J., «La biblioteca del Inca», Nueva Revista deFilologia Hispdnica, II, 1948, n°3, p. 239264 Google Scholar ; plus « Apostillas sobre la Biblioteca del Inca », id. , III, 1949, n°2, p. 166-170. Cf. également A. Miro Quesada, El Inca Garcilaso y otros estudios garcilasistas, éd. cit., passim.

7. « L'historien Garcilaso », Introduction à l'édition française citée, p. 15.

8. Momigliano, Arnaldo, « La redécouverte de Polybe en Europe occidentale », Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, pp. 186210 Google Scholar; texte cité p. 205.

9. Op.cit., cap. V: «La fiction intercalada: su relevancia y funciones en el curso de la historia », p. 149-193.

10. On peut se reporter à Martino, Francesco De, Storia délia Costituzione Romana, t. V, Naples, 1975, p. 209 Google Scholar sq., 509 sq. On observe qu'en quelques pages Garcilaso fait du mot decuriones un usage qui correspond tour à tour aux deux significations latines de ce terme : militaire (chef de decuriae de dix hommes) et socio-politique (notables municipaux). Il est difficile de déterminer s'il faut voir là information véritable ou surprenante rencontre fortuite.

11. N° 111, 134 et 141 de l'inventaire publié par J. Durand, art. cit. Sur la condition des vestales à Rome, voir par exemple Guizzi, Francesco, Aspetti giuridici del sacerdozio romano : il sacerdozio di Vesta, Naples, 1968.Google Scholar

12. Chap. 22-23.

13. Ajoutons encore une marque de la notoriété de Trajan chez Garcilaso lui-même: «Dio (…) muestras heroicas de ingenio en letras, de ânimo en armas (…) con los sabios Sénecas de Côrdoba (…) y con los augustisimos Trajanos y Teodosios de Italia», «Prôlogo» à la 2ème partie, Historia General del Perti, éd. J. Durand citée, p. 57.

14. Guevara, Antonio De, Una década de Césares, éd. Jones, Joseph R., Chapel Hill, 1966 Google Scholar. On remarque cependant que Guevara, pour sa part, ne développe aucune scène de triomphe dans sa « Vida de Trajano ».

15. Éd. cit., chap. 4, p. 89. Cette tradition d'origine obscure est dépourvue de fondement : cf. Jones, C.P., Plutarch and Rome, Oxford, 1971, pp. 3031 Google Scholar. Elle est cependant attestée par d'autres auteurs du temps; Cf. par exemple Mexia, Pero, Silva de varia lecciôn, éd. Antonio Castro, Madrid, 1989 Google Scholar,1,6: « En el quai se pone el treslado de una notable carta que Plutarco, maestro de Trajano, emperador, embiô al mismo Trajano… », p. 216.

16. « Lean a Plutharco en la Vida de Trajano…» Ibid., p. 82.

17. Sed ego nihil iam pati non tibi turpius quam mihi miserius possum : nous suivons ici le texte de Tite-Live, II, 40, 8, car Plutarque se perd dans un flot incontrôlé d'oratoire hyperbolique.

18. Agüero, José de La Riva, Obras complétas, Lima, 1962 Google Scholar, t. II, «El Inca Garcilaso de la Vega», p. 48.

19. Paradoxalement, c'est le choix même proposé par Viracocha aux Incas ; Cf. infra, note 25.

20. En premier lieu, les rapports difficiles de Yahuar Huacac et du futur Viracocha (cas exceptionnel dans l'histoire de la dynastie) mettent aux prises un père et son fils, héritier légitime du trône ; l'affrontement de Camille et des tribuns de la plèbe est celui, traditionnel à Rome, d'un aristocrate conservateur et des leaders populaires «démagogues». Viracocha, déjà exilé par son père, doit sa brillante carrière ultérieure à l'apparition et à l'avertissement divins de P” oncle » qui lui donne son nom ; Camille, lui, prête seulement attention, juste avant son exil, à des présages recueillis par d'autres. En revanche, le Romain a combattu la proposition de quitter Rome pour Veii longtemps avant l'assaut des Gaulois, tandis que PInca ne doit faire face à l'abandon du Cuzco par son père qu'au moment où les Chancas passent à l'attaque. Et Viracocha adresse au roi son appel à garder la ville avant la guerre, tandis que Camille exhorte son peuple à rester à Rome après le départ des Gaulois d'abord victorieux. Enfin les conséquences, au Pérou, vont jusqu'au remplacement d'un souverain par un autre, véritable révolution ; à Rome, elles s'étaient réduites à la reconnaissance éternelle exprimée par le peuple à son sauveur.

21. Les références renvoient au Livre V de Tite-Live et à la « Vie de Camille » de Plutarque.

22. Cette observation atteste sans doute que Garcilaso, lecteur de Tite-Live et de Plutarque, s'inspire ici du premier plutôt que du second.

23. Paradoxe : ce titre officialise et sanctionne l'ambition effrénée faussement prêtée autrefois au même Camille (Tite-Live, V, 23, 5-6 ; 28, 1 ; 30, 2). Il n'en va pas autrement de Viracocha, supplantant sur le trône un père qui l'avait jadis exilé, entre autres, pour ses excessives prétentions.

24. Une ville « fondée d'après les auspices et les augures », dit Camille.

25. On retrouve là le topos bien connu, hérité de l'Antiquité gréco-romaine, de l'Achille homérique aux héros liviens.

26. E. Pupo-Walker a évoqué ce problème dans une perspective plus générale : « Como Herodoto, Tucidides y Plinio, muchos siglos antes, Garcilaso comprendiô, con agudeza ejemplar, que el valor de las fabulas no radicaba en la historicidad rigurosa de lo narrado (…). Entendiô que en el mito y la leyenda subyace una vivencia colectiva y un concepto de la sabidurîa que si puede tener sentido histôrico», op.cit., p. 115.

27. Cicéron, De legibus, II, 2, 5 ; Pro Balbo, VIII, 21-22, etc ; TACITE, Agricola, 21

28. Sénèque, De clementia.

29. Suétone, «Auguste», 51 : il y a de nombreuses preuves de la clémence d'Auguste” ; cf. ibid., 57.

30. Enéide, VI. Rappelons que la bibliothèque de l'Inca comportait un exemplaire de VEnéide. De plus, on constate que l'invocation rhétorique aux grands homme est passée dans les oeuvres espagnoles comme ingrédient obligé: cf., par exemple, les deux discours de Severo (Septime SÉVÈRE) et de Alejandro Severo (Alexandre SÉVÈRE) dans Una década de Césares, éd. cit., p. 328 et 517.

31. Cf. en dernier lieu Dupont, Florence, La vie quotidienne du citoyen romain sous la République, Paris, 1989, p. 2338 Google Scholar, avec le commentaire de l'inscription funéraire C.I.L. I, 38, p. 36-37.

32. On se rappellera que Numa est une des figures les plus connues et les plus invoquées par les historiens du temps. Cf. les discours des empereurs romains de la Década de Césares, loc. cit. : Numa Pompilius est constamment cité en tête de la liste des héros fondateurs de la grandeur et de la vertu de Rome. Cf. également la conclusion de la vie d'Antonino Pio (Antonin le Pieux), p. 217.

33. On peut également soulever la question, secondaire, de la référence exacte : l'auteur s'inspire- t-il de Tite-Live ou de Plutarque? A s'en tenir aux rapprochements mentionnés plus haut, les deux solutions paraissent admissibles ; au reste, Garcilaso a pu trouver son bien chez l'historien latin et chez le biographe grec, qui paraissent lui avoir été l'un et l'autre familiers, mais aussi dans tel recueil ou ouvrage d'un de ses contemporains.

34. « Prólogo » à La Florida del Inca, éd. cit., p. LXIII.

35. Si Garcilaso connaissait, et cite abondamment, la Primera Parte de la Crônica del Perii, éditée en 1553, il y a en revanche peu de chances qu'il ait pu lire la Deuxième Partie, Elsenorio de los Incas, dont le manuscrit connut de multiples avatars avant d'être édité en 1880. Nous citons Pedro de Cieza de LÉON, La Crônica del Perû, d'après l'édition de Manuel Ballesteros, Madrid, 1984, cap. XXXI, p. 110. C'est nous qui soulignons. Le P. Acosta, dont la présentation confuse et extrêmement succincte justifie les critiques de Garcilaso contre les chroniqueurs espagnols, témoigne cependant, par là même, des difficultés de la documentation sur les premiers Incas. Après le fondateur mythique Manco Capac, le P. Acosta ignore en effet Sinchi Roca, Lloque Yupanqui, Mayta Capac et Capac Yupanqui ; son récit détaillé des règnes ne commence vraiment qu'avec Pachacuti Inca, jusqu'au dernier, Guaynacapa. Cf. Historia naturaly moral de las Indias, éd. José Alcina Franch, Madrid, 1987, p. 420 sq.

36. Dumézil, Georges, Mythe et Epopée, I, Paris, 1968, p. 274.Google Scholar

37. On remarque que, chez Tite-Live comme chez Garcilaso, la période véritablement historique commence après le quatrième règne. Chez les Romains, ce sont les débuts de la dynastie étrusque des Tarquins, et, chez les Incas, c'est sous Capac Yupanqui que, pour la première fois, les peuples conquis commencent à exister par eux-mêmes, se distinguant par leur résistance et leurs débats.

38. Pedro de Cieza de LÉON, La crônica del Perû, éd. cit., p. 58.

39. Valère Maxime n'est pas mentionné dans l'inventaire de la bibliothèque de l'Inca. Mais il est bien établi que, depuis le Moyen Age, ses Factorum et dictorum memorabilium libri novem, eux-mêmes largement inspirés de Tite-Live, ont connu dans les milieux lettrés de toute l'Europe un succès considérable. Cf. Roberto Faranda, « Introduction » à l'édition de Valère Maxime, Rome, 1971.

40. Sur le « détour par Pline » dans la vision scientifique du Nouveau Monde que présente le P. Acosta, et déjà chez Pedro Martyr et G. de Oviedo, cf. Mustapha, Monique, Humanisme et Nouveau Monde. Etudes sur la pensée de José de Acosta. Thèse dactylographiée, Paris, 1989, pp. 293296 Google Scholar. Pline « fournit un réservoir de faits » accréditant les assertions du P. Acosta, et parfois la supériorité du Nouveau Monde sur l'Ancien. Il « constitue la grille de référence essentielle à travers laquelle est appréhendé le Nouveau Monde». L'oeuvre d'Acosta donne lieu tantôt à «un rapprochement allusif, tantôt… à une description selon un schéma plinien », et par exemple sa description du bananier suppose, « sous-jacente, une lecture de Pline ». On aura noté le parallélisme de ce recours naturaliste à une oeuvre antique avec le recours historique analysé ici.

41. On remarque que cette référence primordiale à la République n'est jamais expressément formulée, alors que Garcilaso, nous l'avons vu, mentionne à plusieurs reprises « les Césars » : trace supplémentaire, sans doute, de la prégnance du modèle césarien.

42. Garcilaso dépasse même une stricte équivalence des Incas et des Romains, et l'étend à toute l'Antiquité ; ainsi en témoigne la « lettre-Prologue » à la Ilème Partie, Historia General del Perû, éd. cit., p. 56: «Los Incas, que bien pudieran competir con los Darios de Persia, Ptolomeos de Egipto, Alejandros de Grecia, y Cipiones de Roma». Cet élargissement peut trouver sa source dans Polybe, «Préface», Lib. I. 2.

43. Julio Ortega, « El Inca Garcilaso y el discurso de la cultura », Prismal I, 1977, apud E. Pupo-Walker, op. cit., p. 123; E. Pupo-Walker: «El Inca en gran medida escribiô desde si mismo aunque valiéndose de otros, pero siempre a sabiendas de que las perspectivas contradictorias que habrian de surgir, solo podian quedar reconciliadas en la efectividad misma del proceso narrativo», op.cit., p. 196. Bien que Raquel Chang-Rodriguez, La apropiaciôn del signo, Arizona State University, 1988, ne traite pas des C.R. puisqu'elle se consacre à « Très cronistas indigenas del Perû », son analyse de la « saisie » et de l'« appropriation » d'une écriture radicalement étrangère peut également valoir, en bien des points, pour Garcilaso.

44. Wachtel, Nathan, « Pensée sauvage et acculturation », Annales ESC, n°26, 1971, p. 793840 Google Scholar ; texte cité, p. 839. Cf. aussi La vision des vaincus, Paris, 1971, p. 244-245.